PROJET DE COMMUNICATION SUR LA NOTION DE PREVENTION



     

    Il peut paraître surprenant qu'un médecin s'assure le concours d'un linguiste pour exposer ses propositions dans un domaine qui est apparemment fort éloigné de la linguistique. C'est que le domaine dont il s'agit utilise une certaine terminologie, dont les implications sont assez graves pour requérir une évaluation du contenu des mots.

    Le terme qui est au centre du débat est celui de prévention. Dans son usage courant, il semble bien que le sens qu'on lui attribue n'intègre pas la notion de régulation, au sens d'établissement prolongé et contrôlé de l'équilibre entre les facteurs biologiques. Or c'était là l'inspiration centrale de Claude Bernard lorsqu'il soulignait en 1865, dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, l'importance des mécanismes qui maintiennent "l'unité des conditions de la vie", c'est à dire l'importance de ce que Walter Cannon, en 1929, devait appeler l'homéostasie. Le perfectionnement de la vaccination par Pasteur en 1885 s'inscrivait lui aussi dans la longue suite des efforts que la recherche en biologie accomplit pour exalter les forces d'équilibre de l'organisme humain.

    Or la pratique générale de la médecine aujourd'hui est inspirée explicitement ou non, du fait de l'enseignement traditionnel, d'un dualisme qui sépare le préventif du curatif. Face à cette position, il importe de rappeler que la prévention est d'abord celle-là même que notre corps effectue de manière naturelle, et que l'on appelle la prévention autonome. C'est bien parce que cette donnée de base fournit des indices sur l'état d'équilibre de l'organisme qu'il existe une autre forme de prévention, à savoir la prévention volontaire. C'est précisément ici qu'intervient la médecine. Mais la prévention volontaire, du fait même qu'elle est de l'ordre de l'intervention au service de ce qui est naturel, implique nécessairement des comportements, et par suite, elle se situe dans un cadre essentiellement social et éthique, celui du bien-être des sociétés humaines.

    C'est pourquoi on ne peut plus se cantonner en aval des phénomènes, alors qu'il conviendrait de se placer en amont. Si on aperçoit l'importance de ce changement de perspective, alors, surplombant la définition épidémiologique des trois niveaux primaire, secondaire et tertiaire de prévention, tels que les établit l'Organisation Mondiale de la Santé, on définira, en termes cette fois clairement physiologiques, trois états de santé :

      - un état primaire, celui de l'apparente "bonne santé", qui n'est, en fait, que l'état de régulation homéostasique résultant de la lutte permanente de notre système de défense immunitaire contre les agressions de l'environnement et les aléas de l'évolution interne;
      - un état de santé secondaire, celui de la maladie aiguë;
      - un état tertiaire, celui de la maladie chronique.

    Le recours aux systèmes cybernétiques peut ici aider à mettre au point un modèle topologique permettant de classer convenablement les faits physiopathologiques.

    Il résulte logiquement de ce qui précède que la dimension curative de la prévention est une donnée de base, dont l'importance n'a pas été suffisamment aperçue jusqu'ici. Si l'on veut bien réfléchir librement, alors on prend conscience que l'acte curatif, en réalité, n'est concevable que comme intégré à l'acte préventif.

    Aujourd'hui, le visage de la maladie a changé. C'est dans le domaine caché de la prévention primaire que la recherche fondamentale et épidémiologique anticipent les signes cliniques pathologiques par l'étude des facteurs de risques, déplaçant en amont les objectifs thérapeutiques. Un mot de Michel Foucault (Naissance de la clinique) peut ici nous éclairer: " L'abîme d'en dessous le mal et qui était le mal lui-même vient de surgir dans la lumière du langage"

    Il faudrait désormais considérer, à l'encontre des usages établis, que l'on ne peut parler de santé sans parler de prévention, et que par conséquent, le Ministère de la Santé devrait s'appeler Ministère de la Prévention. Si l'on admet ainsi que la prévention n'est autre chose que la santé elle-même, alors il peut apparaître qu'à travers l'analyse du contenu des mots, c'est bien un regard radicalement nouveau sur la société qui se trouve ici proposé.

    Il est sans doute important de donner une certaine audience à la réflexion sur le rapport d'adéquation entre santé et prévention. A l'évidence, il s'agit d'un débat qui n'est pas seulement médical. Il est culturel et politique. L'enjeu en est la personne humaine elle-même, dans son intégrité.

    Claude Hagège, Bernard Jouanjean,
    Collège de France, Paris, septembre 1999